La fille d'Ambroise Croizat, Liliane, vient de m'adresser la copie de la lettre qu'elle a envoyé à France 5 suite à une émission spéciale sur
la Sécurité Sociale dont il n'est fait aucune allusion à celui qui l'a créé et mis en place: Ambroise Croizat ministre du travail et de la sécurité sociale de 1945 à 1947.
Cela dénote d'une volonté de taire ces créations sociales de la libération et de ce rapport de force de la CGT et du Parti communiste qui ont permis
ces conquêtes dont on veut aujourd'hui se séparer pour le plus grand profit des actionnaires, des assurances maladie et retraites privées.
Voici la lettre qu'elle a envoyé et vous verrez une femme outrée du comportement de ces aboyeurs, hommes liges du capital et du
MEDEF.
Je vous incite à reproduire cette lettre sur vos sites et blogs ou encore de l'envoyer par e-mail à vos amis (es). Bernard LAMIRAND
CONTENU DE LA LETTRE
A l’attention de Monsieur Bernard GEORGE
Réalisateur du documentaire « la Sécurité Sociale »
(diffusé le 10/12/07 à 21h35 sur France 5)
Saint Saulge, le 20/12/2007
Monsieur,
J’ai suivi avec beaucoup d’attention votre documentaire sur France 5 le 10/12/07. Sous l’appellation de la rubrique « les grandes batailles de la
République », il allait être question d’un domaine qui m’est particulièrement cher, la Sécurité Sociale.
J’ai bien aimé le début. On remontait loin dans le temps, celui de Révolution Française, pendant lequel a germé l’idée d’une prise en charge sociale de l’individu, autre que celle de la charité
organisée et contrôlée par le Clergé, et destinée à soulager les lourdes consciences des nantis de l’époque.
Puis la chronologie nous amène au XIXè siècle et à la période de l’industrialisation. Il y est question de l’aspect paternaliste du grand patronat et de l’esprit mutualiste, qui sont présentés
comme les points de départ à une organisation formelle de protection collective du risque, ne pouvant en bénéficier que ceux faisant partie d’une grande entreprise industrielle, ou par
appartenance à une corporation organisée. Mais il ne ressort à aucun moment la création des caisses de secours ou caisses de résistance, qui sont les premières formes
structurées d’entraide et de solidarité entre les travailleurs. Celles-ci sont organisées et gérées par eux-mêmes, et les hommes qui en sont à l’origine sont des anarcho-syndicalistes, ceux qui
commencent à véhiculer et propager l’esprit des idéaux socialistes. Ils subiront une répression féroce, car ils agissent à l’insu des règles fixées par le patronat, et en dehors de la loi. Mais
il s’agit peut-être de ce que vous avez appelé pudiquement dans le documentaire « l’esprit mutualiste ».
Côté patronat, on y présente les réalisations sociales des grandes entreprises industrielles, mises à la disposition de leurs salariés, écoles, crèches, centres d’apprentissage et même un
rutilant hôpital. Il n’est pas expliqué, et c’est dommage, comment le personnel est pris en charge dans cet ambitieux et avant-gardiste établissement, car si ce n’est pas gratuit ou abordable,
c’est habilement joué. Je reprends d’une main ce que j’ai donné dans l’autre. La précision aurait eu le mérite de la clarté, car une présentation tronquée laisse libre cours aux esprits chagrins
qui se méfient de la générosité naturelle des institutions patronales.
Une autre époque que vous relatez dans votre documentaire, et à laquelle j’ai été particulièrement attentive, est celle de la Libération.
Il y est question du CNR, et du modèle Beveridge dont il va s’inspirer pour la mise en place d’un système complet de protection sociale. J’ai relevé un commentaire qui est présenté comme un
détail, celui de la gestion du système, qui d’un côté est contrôlée par l’administration et de l’autre, par les assurés eux-mêmes. Si on y ajoute l’esprit du système par répartition, ce détail
devient ce qu’on appelle le modèle social français. Quant au modèle Beveridge, qui servira de base à la mise en place d’un système de protection sociale outre-Manche et outre-Atlantique selon vos
explications, il ne fera pas que des envieux au regard de la qualité de la prise en charge sociale dans les pays où il sert de référence organisationnelle. Mais en revanche, il fait les beaux
jours des assurances privées, quand les heureux bénéficiaires peuvent se le permettre.
On apprend ensuite que l’acteur principal, dans la réalisation et la mise en place en France de ce qui va s’appeler la Sécurité Sociale, est Pierre Laroque. Il est expliqué brièvement son
parcours et sa fonction. C’est un haut fonctionnaire du Ministère du Travail. On le voit en gros plan sur une photo, assis et attablé, et sur sa droite à l’écran, dans l’ombre, on voit un homme
debout et en train de prononcer un discours. Un œil averti peut reconnaître son ministre de tutelle. Mais celui-ci sait-il seulement ce que prépare son singulier et facétieux collaborateur ?
Habituellement, les hauts fonctionnaires des Ministères s’appliquent à mettre en œuvre les directives et orientations que leur ministre leur donne. Mais dans le cas précis, ce n’est pas
l’éclairage que vous en faites.
On voit tout de suite après dans votre documentaire, des panneaux d’exposition mettant en valeur la réalisation de la Sécurité Sociale et expliquant son fonctionnement et ses bienfaits. Je
connais bien cet extrait video muet datant de 1947. Il est en ligne sur le site Internet de L’INA, et s’appelle « Monsieur Ambroise Croizat à la foire de Paris ». Tout utilisateur d’une
connexion Internet peut le visionner en tapant Croizat dans le moteur de recherche du site. Mais dans la diffusion de cet extrait, on ne voit que des panneaux de présentation, le personnage
central du reportage n’apparaît à aucun moment. Si la manœuvre était d’escamoter le rôle et la personnalité de M. Croizat, le ministre de tutelle de M. Laroque, l’opération est réussie.
Mais là, je m’interroge sur le sérieux et l’honnêteté intellectuelle de la présentation de l’événement historique qui est traité.
Prenons l’exemple du SAMU social. Le personnage de référence de cet ouvrage est l’ancien ministre Xavier Emmanuelli. Imaginez que dans soixante ans on reparle de cette création, et qu’on présente
un reportage sur le chauffeur du véhicule Samu, et qu’il y soit identifié comme l’homme à qui l’on doit toute la grandeur de cette réalisation, vous conviendrez qu’il y a tromperie sur la
marchandise.
Ceci est un exemple caricatural et il ne remet nullement en cause mon estime pour M. Laroque, le sérieux, la qualité du travail et l’investissement personnel de celui-ci dans ce projet. Mais
quand il s’agit de la Sécurité Sociale, il est incontournable d’y faire mention du premier rôle qu’y a joué M. Croizat, celui qui sera appelé, en raison de sa popularité, « le ministre des
travailleurs ».
C’est lui qui porte le projet, suivant les recommandations du CNR, et soutenu par des millions de français. Parmi eux, les militants de la CGT et du parti communiste, qui vont donner le meilleur
d’eux-mêmes pour y parvenir, et qui auront un rôle déterminant dans la construction de cet édifice de progrès et de grande portée humaniste.
J’ai d’ailleurs été surprise de ne pas voir représentée une de ces tendances, ou les deux, car cela aurait pu apporter un autre éclairage, ou un peu de contradiction aux explications des
participants à votre documentaire.
Certains d’entre eux m’ont laissée stupéfaite. J’ai entendu Monsieur Seillières vanter les mérites et faire l’apologie de la période de la Libération, à la manière d’une grande fête foraine où
tous les manèges étaient gratuits.
Ce n’était pourtant pas une période très faste pour le patronat français. Dans sa majorité, il s’était gravement compromis en se vautrant outrancièrement dans la collaboration, au service de
Vichy et de l’Allemagne nazie. Son choix politique d’avant guerre, « plutôt Hitler que le Front Populaire », le rendait responsable des malheurs de presque
six années de guerre.
Monsieur Seillières, digne héritier du Comité des Forges, ce patronat arrogant, vénal et avide, ne peut ignorer cet aspect, mais a la décence de ne pas en faire étalage.
Quand à Monsieur Jeanneney, gentil papy qu’on aimerait aider à traverser la rue, il ne laissera pas le souvenir dans l’Histoire d’un grand bienfaiteur. Il ne fait que défendre les objectifs de la
grande bourgeoisie, et du patronat qui vingt deux ans après la création de la Sécu, a repris du poil de la bête et est bien déterminé à remettre de l’ordre dans tout ça. Fidèle et docile
serviteur des intérêts qu’il représente, Monsieur Jeanneney va lancer une charge contre la noble institution et lui imposer un recul notoire avec ses Ordonnances.
Je suppose que Monsieur Chérèque participait, parce que c’est le seul dangereux gauchiste que vous connaissiez. Sans déroger à ses habitudes, il s’est montré très consensuel, et discret sur la
part prise par les syndicats à la réalisation de la Sécu.
En conclusion, je déplore que ce documentaire puisse servir de référence à un thème aussi important de notre Histoire. Cette utilisation des médias à des fins partisanes n’est pas digne d’une
émission à caractère historique, et la manière d’opérer, par dissimulation ou par omission, conduit inévitablement à une forme de révisionnisme.
Dans mon entourage, beaucoup de personnes sont indignées et je tenais à vous faire connaître notre point de vue, si vous prenez le temps de lire ce courrier.
Je vous prie d’agréer, Monsieur, mes salutations distinguées.
Liliane Caillaud-Croizat
biographie
L’histoire d’Ambroise Croizat par Michel Etievent écrivain
A l’initiative de certains élèves qui regrettaient vivement l’absence d’un nom pour le lycée, une campagne de propositions a été lancée afin de lui attribuer une identité. Après
avoir étudié, échangé, il a fallu choisir un nom puis le soumettre pour approbation à la Municipalité de Moûtiers puis au Conseil régional.
L’heureux élu fut Ambroise Croizat : mais qui est-il ?
Ambroise Croizat naît un 28 janvier 1901 comme fils d’usine. Entre l’éclat des fours et la lumière des coulées, son père, Antoine, est ouvrier. Douze heures par jour à enfourner des bidons de
carbure pour huit sous de l’heure. à peine le prix du pain... En cette aurore de siècle, dans la cité ouvrière des Maisonnettes à Notre-Dame-de-Briançon, en Savoie, on vit encore la misère qui
court les pages de Germinal. Accidents de travail quotidiens, pas de Sécu, pas de mutuelle, pas de retraite. Le niveau zéro de la protection sociale. L’espoir, c’est le père qui l’incarne.
En 1906, il lance la première grève en Savoie. Une grève pour vivre, pour être digne. Dix jours de bras croisés pour la reconnaissance du syndicat et de la caisse de secours. Une grève pour le
droit à la santé, tout simplement. Il l’obtient mais de vieilles revanches l’invitent à s’embaucher ailleurs.
En 1907 à Ugine, une autre grève, un autre départ obligé, l’errance vers la région lyonnaise. C’est là qu’Ambroise prend le relais du père qui part vers les tranchées et la guerre. A treize ans,
il est ajusteur, et derrière l’établi résonnent les mots du père : " Ne plie pas petit. Marche dignement. Le siècle s’ouvre pour toi. ".Le chemin va s’ouvrir par une manifestation contre la
boucherie des hommes.
Ambroise adhère à la CGT puis à la SFIO. A dix-sept ans, il est sur tous les terrains de lutte. Il anime les grandes grèves de la métallurgie lyonnaise. Reste à faire le pas. Celui du congrès de
Tours, où il entre au PCF en 1920. " On le voyait partout, dit un témoin d’époque, devant les usines, au cour d’une assemblée paysanne ou d’une cellule de quartier. Il était là dans son élément,
proche des gens, proche du peuple d’où il venait. " Antimilitarisme, anticolonialisme, les deux mots tissent les chemins du jeune militant, entre une soupe populaire et les barreaux d’une prison
de passage.
En 1927, il est secrétaire à la fédération des métaux CGTU. La route à nouveau, " militant ambulant ", un baluchon de VO à vendre pour tout salaire. Commence un long périple en France, où il
anime les grèves de Marseille et de Lorraine, les comités de chômeurs de Lille ou de Bordeaux. Sur le terreau de la crise germe le fascisme. " S’unir, plus que jamais s’unir, disait-il, pour
donner à la France d’autres espoirs. " Ces mots, il va les laisser aux abords des usines, au cours des luttes où " l’infatigable unitaire " comme l’appelait François Billoux, ouvre avec d’autres
l’ère du Front populaire.
Pain, paix, liberté ; en 1936, Ambroise est élu député de Paris. A la tête de la fédération des métaux CGT réunifiée, et derrière les bancs de l’Assemblée, il impose la première loi sur les
conventions collectives et donne avec Benoît Frachon aux accords Matignon la couleur des congés payés et des quarante heures. Mais la route s’ennuage. A Munich, le soleil de mai décline. Hitler
pose ses mains sur les frontières.
Arrêté le 7 octobre 1939, avec d’autres députés communistes, il est incarcéré à la prison de la Santé. Fers aux pieds, il traverse quatorze prisons françaises avant de connaître les procès
truqués, la déchéance de ses droits civiques et les horreurs du bagne à Alger. Les coups, les cris, la dysenterie qui dévore. Trois ans d’antichambre de Cayenne.
Libéré en février 1943, il est nommé par la CGT clandestine à la commission consultative du gouvernement provisoire d’Alger. Là, mûrissent les rêves du Conseil national de la Résistance et les
grandes inventions sociales de la Libération. La sécurité sociale, bien sûr, dont Ambroise dessine les premières moutures dès la fin 1943. " En finir avec la souffrance et l’angoisse du lendemain
", disait-il à la tribune le 14 mars 1944. Reste à bâtir l’idée. Le chantier commence en novembre 1945 quand il entre au ministère du Travail. 138 caisses de Sécurité sociale édifiées en deux ans
par des anonymes d’usine après leur travail ou sur leurs congés payés, " pour en terminer, selon les mots du ministre, avec l’indignité des vies dans l’angoisse de l’accident, de la maladie, ou
des souffrances de l’enfance ". Mais là ne s’arrête pas l’héritage de celui que tous appellent déjà " le ministre des travailleurs ".
De 1945 à 1947, il laisse à l’agenda du siècle ses plus belles conquêtes : la généralisation des retraites, un système de prestations familiales unique au monde, les comités d’entreprises,
la médecine du travail, le statut des mineurs, celui des électriciens et gaziers (cosigné avec Marcel Paul), les classifications de salaires, la caisse d’intempérie du bâtiment, la loi sur les
heures supplémentaires, etc. Une œuvre de titan pour une vie passée au service des autres.
En 1950, alors que la maladie ronge, ses derniers mots à l’Assemblée nationale sont encore pour la Sécurité sociale : " Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages de la
Sécurité sociale. Nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès. " Un cri, une adresse vers nous comme un appel pour que la Sécurité sociale ne soit pas
une coquille vide livrée au privé, mais reste ce qu’il a toujours voulu qu’elle soit : un vrai lieu de solidarité, un rempart contre le rejet, la souffrance et l’exclusion.
Ambroise Croizat est mort à Paris le 10 février 1951. Ils étaient un million pour l’accompagner au Père-Lachaise. Le peuple de France, " celui qu’il avait aimé et à qui il avait donné le goût de
la dignité ", écrivait Jean-Pierre Chabrol dans l’Humanité du jour.
Par Michel Etievent le 31 janvier 2001.