VICHY ET L’ASSASSINAT DE LA RÉPUBLIQUE
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France culture – Dimanche 9 mai 2010
Annie Lacroix-Riz, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Paris VII,
Paru dans La Raison, n° 553, sous le titre « Vichy et l'assassinat de la république », p. 17-20
On présente volontiers la Défaite de 1940 comme une sorte de malédiction technique, la France ayant été gouvernée par des hommes
politiques recevant trop d’informations ou pas assez, et d'ailleurs inaptes à les interpréter correctement ; par des militaires gâteux, incapables de s’adapter aux conditions nouvelles d’une
guerre de mouvement et attachés à la défensive s’en s’être rendu compte que l’Allemagne préparait l’offensive. Cette thèse a aujourd'hui seule droit de cité, par exemple dans un récent numéro
spécial de la revue L’histoire d’avril 2010, dont les articles et interviews de « spécialistes » réels ou présumés ne tiennent aucun compte de l’apport des sources originales,
françaises et étrangères, aujourd’hui disponibles.
Or, ces archives confirment l’analyse de nombreux contemporains des années de guerre et d’Occupation, et en particulier l’un des plus
prestigieux, historien médiéviste et grand observateur de son époque, Marc Bloch. En avril 1944, à quelques semaines de son assassinat par la Milice, il présenta dans une revue clandestine comme
la signature de la trahison de Pétain, au sens juridique d’intelligence avec l'ennemi, sa longue préface approbatrice au livre de 1938 du général de réserve Louis Chauvineau, ancien professeur à
l’École de Guerre (1908-1910), Une invasion est-elle possible?, qui prônait la défensive et ridiculisait la guerre offensive (avec avions et blindés) et les alliance de revers de la France [1].
Le jugement général qu’en tira Bloch a fourni le cadre d’une longue recherche puis de deux ouvrages récents : Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930 et De
Munich à Vichy, l’assassinat de la Troisième République, 1938-1940[2] : « Le jour viendra », affirmait Bloch, « et peut-être bientôt où il sera possible de faire la lumière
sur les intrigues menées chez nous de 1933 à 1939 en faveur de l’Axe Rome-Berlin pour lui livrer la domination de l’Europe en détruisant de nos propres mains tout l’édifice de nos alliances et de
nos amitiés. Les responsabilités des militaires français ne peuvent se séparer sur ce point de celles des politiciens comme Laval, des journalistes comme Brinon, des hommes d'affaires comme ceux
du Creusot, des hommes de main comme les agitateurs du 6 février, mais si elles ne sont pas les seules elles n’en apparaissent que comme plus dangereuses et plus coupables pour s’être laissé
entraîner dans ce vaste ensemble ».
La hiérarchie de Marc Bloch des cinq principaux groupes coupables de la Défaite était ainsi établie : les militaires, les hommes
politiques, la presse, les hommes d’affaires (firme Schneider, dont le président Eugène, roi de la Tchécoslovaquie, la tua en septembre 1938, avant de la vendre, concrètement, avec Skoda, à
Krupp, en décembre), et les agitateurs du 6 février 1934, ce mouvement dans lequel nombre d’historiens voient une simple révolte de la droite « républicaine » et de l’extrême droite
contre les tares de la république parlementaire. Depuis 1999, de nombreux fonds français ont été ouverts aux chercheurs après avoir été fermés pendant soixante ans. Leur dépouillement permet à la
fois d’avérer l’analyse de Bloch et de modifier sa hiérarchie des responsables, que des années de recherches m’ont conduite à établir ainsi :
Les « hommes d’affaires », que je nomme les hommes du grand capital, de la fraction la plus concentrée des milieux économiques,
dominent toutes les autres catégories. Ils jouent un rôle déterminant parce qu’ils sont maîtres de la politique économique, malgré le rôle grandissant de l’Etat, et de la vie politique au sens
très large : ce contrôle hégémonique inclut la possession, donc la maîtrise permanente des moyens d’information.
Les politiciens. Il ne s’agit pas uniquement de Laval ou des hommes de droite et d’extrême droite, mais d’un ensemble de responsables,
comprenant la gauche dite « de gouvernement », radicale et socialiste, d'autant plus que, dans l’entre-deux-guerres, depuis 1924, et plus encore pendant la crise des années 1930, une
majorité de Français vota à gauche. Ne se distinguant pas sur l’essentiel – et surtout pas sur la gestion de l’économie – des élites de droite qui dirigeaient l’économie et la société, cette
« gauche de gouvernement », Léon Blum inclus et les radicaux plus encore (Herriot, Chautemps, Daladier, etc.), confrontée à la crise (du profit) adhéra aux solutions requises par les
responsables de l’économie. Or, les plans économiques et politiques mis au point depuis les années 1920 et surtout 1930 supposaient tous « réforme de l’État », c'est à dire réduction
sensible, voire liquidation des pouvoirs du Parlement. Ils permettraient, pour régler la crise (rétablir le taux de profit) d’éliminer des institutions gênantes pour le grand patronat désireux de
réduire les salaires directs et indirects. Pour les raboter de manière drastique, celui-ci disposait de modèles étrangers efficaces : il apprécia d’abord l’exemple donné par l’Italie
fasciste depuis novembre 1922, puis et surtout par l’Allemagne pré-hitlérienne (de Brüning) et hitlérienne, car aucun pays n’avait sabré les salaires directs et indirects de manière aussi
drastique que l’Allemagne depuis 1930 et surtout depuis février 1933.
De sorte que, pas seulement pour la droite et l’extrême droite, mais aussi pour une fraction grandissante de la gauche de gouvernement, la
renonciation aux « acquis sociaux » par la masse de la population apparut comme la meilleure voie de sortie de crise – sur la base exclusive de la formule maintien ou augmentation des
profits-casse des salaires. Dans les projets du grand capital fut établi un lien automatique entre ladite casse et la formule « très autoritaire » mise en œuvre dans les pays
voisins.
Nulle part ne pouvait être obtenue l’acceptation spontanée des énormes « sacrifices » de la crise que devrait consentir le
peuple seul. Il fallait donc se passer du consentement populaire par une réduction ou une disparition premièrement du Parlement toujours trop sensible aux desiderata des électeurs appelés à
renouveler les sièges des députés, et deuxièmement des partis (de gauche) au service de la population, qui seraient tentés, poussés par leur base sociale ou spontanément, de faire obstacle aux
mesures contre les salaires. Tout cela supposait nouvelle organisation politique où ne se retrouva pas seulement l’ensemble droite-extrême droite tenté de fusionner au cours de la crise : la
gauche de gouvernement fut aussi séduite par les solutions jugées modernes et pertinentes développées dans les milieux les plus concentrés de l’économie. L’adhésion fut au moins partielle (Blum
compris, immergé dans un milieu « moderniste » directement lié au grand capital), parfois totale (chez Daladier dès 1933 et comme chef du gouvernement d’avril 1938 à mars 1940, après un
virage à gauche purement pré-électoral en 1935-1936).
Dès les années 1920 se constituèrent des groupes de réflexion et d’action à l’intérieur du grand patronat, dont le principal, créé en 1922
(l’année du triomphe du fascisme en Italie), s’appela synarchie. La synarchie, nous assure-t-on, n’existe pas [3]. Avérée par les sources, elle fut fondée par douze décideursXXX issus de la grande banque (dont les banques Worms et d’Indochine) et de l’industrie lourde – et en compta une cinquantaine dans les années
1930. Ces milieux, quintessence de ce que la propagande du Front populaire appelait « les 200 familles » (les 200 plus gros actionnaires de la Banque de France), détenaient assez de
pouvoirs pour convaincre les hommes politiques, les journalistes (mais aussi les publicistes et les syndicalistes compréhensifs), les hommes de main et les militaires de haut rang (auxquels il
assuraient une retraite (précoce) dorée, comme Weygand, administrateur de la Compagnie internationale du canal de Suez pour six cent mille francs par an depuis sa retraite de 1935. Aux décideurs
de la poignée dirigeante des synarques revint la décision, à toutes ses étapes ; aux féaux des quatre autres niveaux, la propagande et l’exécution.
Les hommes politiques, parlementaires compris, furent associés à des plans de liquidation de la République ou en furent précisément
informés sans juger bon d’en aviser leurs électeurs ou les membres mineurs de leurs partis. Cette réalité, attestée par des sources françaises et étrangères, abondantes (malgré de considérables
destructions d’archives), est aujourd'hui repoussée par les porteurs de l’idéologie dominante, en premier lieu les journalistes ou publicistes fabriquant l’opinion en la
« dindonnant »[4] : ceux-ci arguent qu’étudier un complot, une conjuration, une stratégie, relèverait d’une « histoire du complot », concept inacceptable en soi. La
question, en quelque sorte, « e sera pas posée ».
Pourtant, comme je le dis souvent à mes étudiants, personne ne se demande si Allende est « tombé » tout seul : les archives
américaines sont déclassifiées rapidement et l’on peut, sur la seule base des fonds publiés, vérifier que Washington a assuré, en s’appuyant sur les élites chiliennes que gênaient les réformes
sociales en cours, d'abord la chute d’Allende puis sa succession par le régime de Pinochet, caractérisé d'une part, par la terreur et la baisse drastique du niveau de vie pour la masse de la
population, et, d'autre part, par une liberté économique et politique sans limites pour le grand capital (chilien et américain).
Les archives française et les archives étrangères que j’ai consultées permettent d’établir aussi formellement que les projets politiques
évoqués plus haut étaient déjà fort avancés dans les années 1920 (projet de putsch Lyautey de 1926-1928, auquel l’obscur clerc Emmanuel Suhard fut étroitement associé : sa promotion
consécutive lui permit de participer, comme archevêque de Paris, à l’ultime étape de la trahison, celle de 1940). La solution prit forme définitive en 1933-1934 : c’est à la faveur de la
première tentative d’étranglement de la République, le 6 février 1934, et surtout de ses suites (le gouvernement de Doumergue, autre entretenu, aux mêmes conditions que Weygand, par
« le » Suez) que fut trouvée la formule politique finalement venue au jour à la faveur de la Défaite consciencieusement préparée : le duo formé par Laval et celui que ce dernier
qualifiait de « dessus de cheminée », c'est-à-dire Pétain. En 1935, François de Wendel, déjà présenté, « sout[enait] Monsieur Laval de toute son influence » et préparait la
chute du régime en préférant au le colonel de la Rocque, son ancien chouchou, et à ses Croix de Feu (qu’il finançait largement) « un homme disposant d’un grand prestige dans le pays et ayant
eu également la faveur de l’Armée »[5].
La synarchie s’appuyait sur des hommes politiques et sur des hommes de main, trouvés, sauf exception notable (quelques renégats de gauche
ou d’extrême gauche), dans la droite et l’extrême droite, c'est-à-dire dans les ligues fascistes qui, financées par le grand capital en général et la synarchie en particulier, s’étaient
développées en France suivant deux étapes, dans les années 1920, puis dans la décennie de crise. Ces ligues, sans disparaître individuellement, fusionnèrent en « Cagoule » en 1935-1936.
A « la Cagoule » qu’on nous présente volontiers, avec une arrogance égale à l’ignorance, comme un petit mouvement risible, fugace et inoffensif [6], la synarchie fournit des moyens
considérables. Car elle lui servit de bras armé ou d’“aile marchante”, selon le meilleur spécialiste de « La Cagoule » et des ligues, le juge d’instruction Pierre Béteille, dans son
rapport de 1945 pour le procureur général du procès Pétain, Mornet[7] : elle groupait en 1939 environ « cent vingt mille hommes pour toute la France, répartis en quarante légions »
au service d’une stratégie de la tension - mise en œuvre quand le Front populaire se tint debout (en 1936-1937), abandonnée ensuite au profit des grands projets de la phase finale dont vingt
mille dans l’armée, car il y avait une « Cagoule » civile et une « Cagoule » militaire.
Au sommet de la « Cagoule » militaire, dont la direction comptait les étoiles de l’Etat-major (Gamelin, chef d'état-major
général, ne fut pas de la dernière étape, mais fut informé de tout et ne s’y opposa jamais), on trouvait rien moins que Pétain et Weygand : le duo fut, le 18 mai 1940, mis en place par
l’homme de la droite classique Paul Reynaud. Les liens étroits de ce dernier avec la synarchie avaient fait toute sa carrière ministérielle, mais l’historiographie dominante continue à le dresser
en homme fatigué, hésitant ou en mystère[8]. Pour connaître les autres éminences (Darlan compris), il suffit de disposer de la liste des officiers peuplant les cabinets de Vichy. Les civils
dirigeant la Cagoule se confondaient le plus souvent avec ceux de la Synarchie : trônèrent à Vichy tous les hommes qui avaient forgé et fait exécuter les plans de liquidation de la
République, et qui s’auto-attribuèrent les deux premières promotions des médailles de la francisque.
Dans ce dispositif les journalistes jouèrent un rôle, hauts salariés qu’ils étaient d’organes de presse détenus par le grand
capital : symbole d’une situation générale, Le Temps, prédécesseur direct du Monde, appartenait pour plus de 80% au Comité des Forges en 1934 (après avoir été partagé jusque là entre Comités
des forges, des houillères et des assurances).
Ce qui détermina la Défaite ne fut pas seulement la perte de « la bataille de 1940 » par les généraux, par ailleurs affectés à
une mission directe : Huntziger ouvrit d'emblée la percée de Sedan à la Wehrmacht, qui s’y engouffra ; Pétain et Weygand allèrent discuter autour du 20 mai avec des délégués du Reich.
Ce fut la décision du Grand Capital, qui généra l’exécution de tous ses obligés, armée comprise. Il voulait des salariés dociles à la casse de leurs salaires. Il refusait de se battre contre le
Reich, si précieux partenaire commercial et financier. Il convenait de lui vendre les produits dont n’avait pas besoin la France puisqu’elle ne préparait pas la guerre, au premier chef le fer des
canons et la bauxite (pour l’aluminium) des avions. Il ne pouvait être question de contrarier cet énorme débiteur dont la mise en défaut avait failli détruire le système capitaliste dans la crise
systémique, bancaire et monétaire, du printemps et de l’été 1931. Pour ne pas déplaire à l’Allemagne, le Grand Capital, clé de « l’Apaisement », orienta la politique de la France vers
le compromis à tout prix. Entre autres, le futur gouverneur de la Banque de France et chef de la délégation française d’armistice de Wiesbaden, le synarque Yves de Boisanger, alla en traiter avec
le directeur général de l’IRI (Instituto di ricostruzione industriale italiano), Giovanni Malvezzi, en juillet 1939. L’Allemagne, ayant, elle, envie de faire la guerre indispensable à la
conquête, se trouva, face à ses partenaires complaisants, en mesure d’agir sans trouver résistance organisée. La France fut donc vaincue dans les cinq jours (à peine) qui suivirent l’assaut du 10
mai 1940, pas à cause du « pacifisme » présumé d’un peuple qui avait supporté plus de quatre ans de guerre à peine plus de vingt ans auparavant.
http://www.fischer02003.over-blog.com/article-vichy-et-l-assassinat-de-la-republique-55452795.html
http://www.convergencedesluttes.fr/index.php?post/2010/08/15/VICHY-ET-L-ASSASSINAT-DE-LA-REPUBLIQUE