Depuis hier, les médias nous rabattent les oreilles sur le brave Piketty qui auraient découvert les défauts du système capitaliste et s'érigerait contre les inégalités. Bref une excellent pub pour son livre que j'ai lu et qui ne fait qu'enfoncer des portes ouvertes d'un système que Marx a certainement mieux traité les raisons et les conséquences.
Je vous livre un article intéressant d'Economie et politique, la revue du PCF sur ces questions.
Bernard LAMIRAND
Thomas Piketty et le capital au XXIe siècle : Critique sociale superficielle, conservatisme et charlatanisme statistique
Thomas Piketty nous apprend dans son ouvrage intitulé Le capital au XXIe siècle que les inégalités ont augmenté. Merci beaucoup. On avait remarqué. L’establishment médiatique américain a apprécié. Les économistes établis aussi : la très orthodoxe European Economic Association lui a décerné son prix. Étrange… ? Pas tant que cela. D’autant qu’il s’agit de jeter Marx par-dessus bord. Ce qui n’est pas très original !. Mais, ô étrange étrangeté, ni banques, ni crédit, ni activité de la finance dans les 970 pages de l’ouvrage. Ni même l’essentiel du capital des entreprises. Basses et bien trop concrètes choses.
Thomas Piketty nous explique doctement (en 970 pages, et donc forcément ça impressionne…) qu’il n’y a presque rien à faire. La période d’après 1945 aurait été une exception absolue dans l’histoire des deux derniers millénaires (si, si ! ses graphiques vont jusque-là !) que nous ne retrouverons jamais. La prééminence du capital [réduite ici à la prééminence des revenus des ménages détenteurs de riches patrimoines] est fatale. On ne pourrait qu’écorner cette logique, grâce à la fiscalité, seul instrument jugé efficace. Et encore, il faudrait un impôt mondial sur « toutes les fortunes de la planète » (rien sur les entreprises, on est dans le capitalisme version people du magazine Forbes), un impôt issu d’une entente supranationale entre « l’ensemble des nations du monde ». Exit le crédit, sa maîtrise, les banques (comme le remarque aussi G. Giraud), ce qui est quand même fort de café pour un livre traitant du capital au XXIe siècle après la crise financière de 2008 ! Pas de FMI évidemment. Exit aussi la tension possible, pour ne pas dire la contradiction, entre croissance des revenus du capital (et du capital lui-même) et exigence d’un développement radicalement nouveau des capacités humaines de tous. D’ailleurs l’auteur nous dit bien que « le rôle principal de l’impôt sur le capital n’est pas de financer l’État social mais de réguler le capitalisme » (p. 840).
On ne pourrait que corriger un petit peu le système. La faute à une prétendue loi naturalisée, maniée comme la « formule du professeur Sato » dans la BD Black et Mortimer. C’est « l’inégalité fondamentale » rk>gy : le taux de croissance des revenus du capital, K, serait durablement et en tendance supérieur au taux de croissance du PIB, Y, qui est aussi l’ensemble des revenus. Cette « loi » repose sur une vision très idéologique et néoclassique des revenus et de la production. Notons juste que l’inégalité du docteur Piketty, rk>gy, « porteuse, nous apprend-il, d’une logique implacable » (p. 57), suppose que le capital, accumulant son revenu, peut croître durablement plus vite que le revenu total. Comme si le revenu du capital ne provenait pas du revenu total… ! On est en pleine théorie néoclassique de la répartition des revenus où le capital produirait son propre revenu de son côté, tandis que « le travail » produirait le sien, le PIB n’étant qu’une addition comptable de ces deux revenus. Cela revient à ignorer une grande partie de l’analyse économique. Pas de crises, bien évidemment, hormis des guerres « exogènes ». À l’appui de son « inégalité fondamentale », l’auteur utilise deux égalités interprétées avec les néo-classiques de façon fort discutable comme des lois générales porteuses de causalités (1). Sous couvert de désidéologisation c’est l’idéologie du marché neutre et sans rapports de forces ni de pouvoirs, conjuguée à des chocs « exogènes » dans la société (guerres, nationalisations, fiscalité, etc..) séparée de l’économie. Bref, l’ouvrage de Th. Piketty est un essai partisan et conservateur, tout à fait respectable en cela, sauf qu’il prétend être scientifique avec un apparat statistique massif pourtant biaisé, fort approximatif et très idéologique.
Notons, comme l’a remarqué Pierre Jaxel-Truer, une originalité de l’ouvrage, qui peut expliquer son succès aux États-Unis il avance que l’augmentation des inégalités n’est pas liée aux différences de « mérite » mais à la détention du patrimoine, contrairement au mythe capitalisto-américain de l’enrichissement à la portée de tous… Bref la thèse d’un bon social-libéral, comme le suggère implicitement de Lagasnerie dans Libération « À la logique de la rente et de l’héritage, il oppose ce que serait la société qu’il faudrait consolider […] Il n’est jamais question de domination sociale et culturelle, d’exploitation […] d’aliénation au travail, de classes […]. Il poursuit fidèlement la tâche que se sont fixée ces deux auteurs [P. Rosanvallon et F. Furet] : annuler la problématique des classes sociales et des dominations comme constitutive de toute pensée de gauche […] L’ouvrage de Piketty est construit sur Mille pages pour quoi ? Pour proposer une taxe sur le capital. […] Pour conserver l’ordre ancien. »
Le capital des entreprises presque entièrement exclu
L’auteur commence son entreprise par une définition très critiquable du capital, qui réduit celui-ci au patrimoine des ménages et de l’État. Et donc il commence par exclure du capital tout le capital des entreprises, rien de moins ! Il le fait de façon plutôt subtile, voire pernicieuse : « Dans le cadre de ce livre, le capital est défini comme l’ensemble des actifs non humains qui peuvent être possédés et échangés sur un marché » (p. 82). Il semblerait que tout est inclus. Et pourtant, il en manque. Et beaucoup. Th. Piketty va considérer en effet que les entreprises et les banques ne peuvent pas posséder de capital. C’est que, selon lui, seules les personnes physiques (ou l’État) pourraient posséder du capital. D’où la précision page suivante : « le “capital” dans le cadre de notre livre, regroupe donc toutes les formes de richesse qui peuvent a priori être possédées par des individus (ou des groupes d’individus) et transmises ou échangées sur un marché sur une base permanente. En pratique, le capital peut être possédé soit par des individus privés (on parle alors de capital privé) soit par l’État ou les administrations publiques (on parle de capital public) » (p. 83). Certes concède-t-il « il existe également des formes intermédiaires de propriété collective par des personnes morales poursuivant des objectifs spécifiques (fondations, églises) » (p. 83-84). Mais cela est fait pour brouiller les pistes.
En réalité le choix fait par Th. Piketty est le suivant. Lorsque le capital de Peugeot est accumulé par la famille dans la société PSA et reste au sein de celle-ci cela ne va pas compter ! De même pour Liliane Bettencourt et le capital qu’elle va laisser s’accumuler chez L’Oréal, qui le vaut bien ! Pour Peugeot ne vont compter dans le capital du docteur Piketty que les titres que la famille détient (on peut concéder que leur évaluation boursière reflétant en outre le jugement des marchés sur la richesse globale de la société, mais c’est loin de faire le compte). Or, si l’on regarde précisément les comptes de PSA, la tête de groupe de Peugeot-Citroën, les actions ne représentent que 0,355 milliard d’euros (dont 25 % détenus par la famille Peugeot via sa Holding financière) mais les réserves accumulées dans PSA s’élèvent à 6,9 milliards d’euros, soit 19,4 fois plus, et à l’actif de l’entreprise on observe 11 milliards d’immobilisations matérielles, et au total 59,7 milliards d’euros de capital dans cette tête de groupe (2). Ce qui n’empêche pas la famille Peugeot d’y détenir le pouvoir car elle peut y prendre les décisions, contrôlant une majorité relative des droits de vote (38 %). Ce n’est pas du tout anecdotique. C’est au cœur du fonctionnement du capitalisme dont l’entreprise et les titres financiers sont des institutions centrales. Cela a pour nom « l’effet de levier groupe » et permet de minorer le montant de capital avancé par les capitaux dominants pour un même capital total utilisé. C’est le capital au XXIe siècle. Mais la définition de Th. Piketty passe tout cela à la trappe… ! Or il s’agit non seulement d’une part énorme et essentielle de la richesse des individus de la famille Peugeot, mais aussi d’une part fondamentale du capital utilisé par les entreprises, et la relation entre ces deux composantes, via l’effet de levier groupe, est un maillon crucial de la réponse à la suraccumulation du capital (3). En outre, les sociétés peuvent être détenues par des sociétés non résidentes, dont apparemment Th. Piketty exclut le capital de ses calculs.
Ainsi, notre auteur explique : « Nous utiliserons les mots “capital” et “patrimoine” de façon interchangeable » (p. 84). Réduisant le capital au seul patrimoine des ménages.
On voit que ce choix met complètement de côté 97 % (11 milliards d’euros - 0,355 milliard d’euros) de la valeur des équipements nécessaires à PSA pour produire les fameuses « richesses »… et donc pour produire ces fameux « revenus » à « répartir » ! C’est-à-dire que le besoin même de capital pour produire, le besoin d’investissement est complètement ignoré, les enjeux autour de l’utilisation des machines, de leur amélioration, etc. C’est pourtant un des points cruciaux du rapport capital-produit : la question de l’efficacité productive et des gâchis du capital : pour une production donnée faut-il trop de capital ? de plus en plus ? de moins en moins ?
Le capital produit… sans travail ni travailleurs
Comprendre cette relation en partie variable entre quantité de capital et production nécessite de réintroduire le travail et les travailleurs, ainsi que la technologie. En effet, outre la qualité de l’investissement, dans la réalité trois éléments fondamentaux rendent compte de l’efficacité de la production, et donc de l’importance relative du revenu distribuable. Ce sont : (1) le travail fourni, son efficacité, ses conditions d’exercice, son intensité, sa pressurisation possible, etc. ; (2) les qualifications des travailleurs eux-mêmes (dépendant tout particulièrement de leur salaire présent, de leurs conditions de vie et des services publics d’éducation) ; (3) la technologie.
La formulation même des termes « opposition capital/travail » est donc biaisée.
Dans ce sens l’usage du mot « actif » pour définir le capital pourrait mettre la puce à l’oreille. Sous une apparence neutre et comptable, il est très idéologique : il signifie que le capital est « actif », l’auteur nous affirme en fin d’ouvrage : « une fois constitué, le capital se reproduit tout seul (sic !), plus vite que ne s’accroît la production » (p. 942). Une perle !
Il faut reprocher à Piketty cette théorie et non une absence de théorie comme le fait Husson (2014).
Une approche néoclassique clivant production et répartition et ne rendant compte ni des crises ni des transformations systémiques
Pour se développer plus vite que le revenu total, le revenu du capital (le profit) doit s’affronter au revenu des travailleurs (conflit de répartition et lutte des classes) et peser dessus. La limite que Th. Piketty ne veut pas voir renvoie précisément à la suraccumulation : un trop-plein de capital accumulé par rapport aux exigences de rentabilité et à la production des revenus, y compris du revenu du capital.
Mais Th. Piketty prête doctement à Marx comme « principale conclusion ce que l’on peut appeler le principe d’accumulation infinie ». Bref tout le contraire de la suraccumulation au cœur pourtant des travaux de Marx. Et si frappante dans la crise actuelle…
Par ailleurs, il faut bien voir que les choses ne sont ni linéaires ni absolues, dans le sens de Piketty, ni linéaires dans un sens catastrophique. Le capitalisme est un système intelligent et souple, et les luttes sociales créatrices en participent. On a des crises, de moyenne et de longue période, et des transformations, plus ou moins profondes au-delà des effondrements et des disparitions de valeur dans des guerres. Pour dire les choses de façon simple, voire simpliste, au-delà d’un « écrasement » des salariés, on peut avoir une intensification du travail et une extension de la même technologie, avec remplacement des travailleurs par les machines (en moyenne période). Mais aussi, des crises de longue période. Et, contrairement à ce que pense Piketty, mais aussi un certain nombre d’économistes trotskystes, ce ne sont pas les destructions de la seconde guerre mondiale qui ont permis au capitalisme de surmonter sa crise, mais ses transformations sociales (Sécurité sociale, nationalisations, rôle nouveau de l’État dans le crédit, éducation obligatoire et généralisée) et technologiques.
Des statistiques ahurissantes et des procédés graphiques inacceptables
Mais, dira-t-on, tout son discours est appuyé sur une masse de statistiques conséquentes. Et donc devrait être accepté au nom de l’empirie ?
Eh bien, non. Même si certains critiques, comme Boyer ou Husson, accréditent malheureusement ses statistiques, au motif que Piketty fourni un grand nombre de chiffres sur les inégalités.
Premièrement, rappelons que ses statistiques reposent comme on l’a vu sur une délimitation fort contestable de ce qui est mesuré, le capital. On ne sait pas ce que l’on trouverait si on utilisait une autre définition du capital, incluant vraiment celui des entreprises, au lieu de la petite partie reflétée dans le patrimoine des ménages (il faudrait d’ailleurs traiter aussi autrement des logements des ménages).
Deuxièmement, les données elles-mêmes sont fort critiquables (4). Leur transparence est toute relative malgré l’avalanche de pages et le nombre conséquent de graphiques : la source mentionnée est… le site de l’auteur !! On trouve indiqué au bas des graphiques « source : piketty.ens.fr ». Et lorsqu’on va sur le site indiqué, à nouveau rien n’est clair, ni bien transparent.
Surtout, nous nous trouvons gratifiés de graphiques vraiment farfelus et faussés où le rendement du capital est donné sur 2 000 ans (oui deux mille !), sans se soucier même de ce que peut signifier la catégorie « capital » à travers les âges et les types de société. Le docteur Piketty réussit ainsi à estimer le capital à l’époque de Jésus- Christ… Et, tour de force, il nous le donne avant et après impôts ! (p. 562 et 565). De la haute fantaisie. Et il y a plus : les mêmes graphiques ont une échelle élastique, avec la même longueur d’abscisse pour 1 000 ans et pour 47 ans… ! Tout cela pour mettre en regard d’un taux de croissance de la production un rendement du capital arbitrairement fixé à 5 % de façon presque permanente dans le temps. Il prolonge la courbe un siècle au-delà de notre période, sans distinguer clairement non plus ce qui n’est qu’une projection. Il suppose une diminution de la croissance du revenu durant tout le prochain siècle et en conclut ce qu’il a inséré comme hypothèses : la croissance du revenu global est et sera plus faible que le taux de rendement du capital (qui est aussi son taux de croissance). La période 1950-2012 serait une exception dans l’histoire de l’humanité.
Et c’est là que le bât blesse. On ne trouve pas d’autre mot que celui de charlatan, même si l’on sait bien qu’on s’empressera de nous le reprocher. Pensez-vous, quelqu’un d’aussi bien établi ! Et avec des monceaux de données… !
Par ailleurs, beaucoup de données sont interpolées, estimées, ce qui est inévitable pour des données historiques portant sur au moins deux siècles (ou plus, comme on l’a vu), mais les choix présidant à ces estimations sont largement ad hoc, sans mention de fourchette, sans courbes alternatives. L’auteur renvoie à une « annexe technique » introuvable dans l’ouvrage et disponible seulement sur internet. Celle-ci rassemble les différents ouvrages et articles de l’auteur mais explicite fort peu les chiffres… On trouve le document Piketty, Zucman (2013) où, pour la France, qu’on connaît mieux, pour les années antérieures à 1949 non publiées par l’Insee, rien n’est véritablement explicité, si ce n’est un renvoi aux travaux de ... Th. Piketty et une série d’hypothèses de taux de croissance ou de ratio sans justifications argumentées.
Certaines explicitations, données dans l’ouvrage, laissent entrevoir le pire en matière de données ad hoc : ainsi pour commenter des graphiques commençant en 1820, il nous explique qu’il a additionné l’ensemble des revenus du capital « répertoriés dans les comptes nationaux » (p. 319)… sauf qu’il n’existe pas de comptes nationaux pour ces époques… ! Ou encore « rappelons tout d’abord que le taux de conversion traditionnel entre capital et rente aux XVIIIe et XIXe siècle […] est généralement de l’ordre de 5 % » (p. 326) et l’on retrouve le 5 % de rendement du capital (5).
Au total, sous une critique des inégalités en apparence anodine et sympathique, Th. Piketty défend une thèse très conservatrice, reposant sur des fausses évidences, des idées convenues. C’est l’économie des lieux communs, où les corrélations entre statistiques parfois douteuses se substituent aux causalités, une vision économique cohérente avec la théorie dominante, une théorie, avec l’absence des entreprises, mais aussi de leur capital – réduit explicitement par l’auteur à la fortune personnelle des ménages… ! Bref une machine contre la transformation sociale véritable, les idées révolutionnaires et le marxisme. Ce qu’annonce l’allusion à Marx dans le titre. Il s’y combine des statistiques déformées ou invérifiables, voire farfelues, des graphiques à la limite du charlatanisme. Tout cela sous une apparence de haute scientificité et de transparence qui impressionne plusieurs commentaires critiques de gauche…
Ces statistiques pipées permettent d’ailleurs à Th. Piketty de faire fi en quelques pages, et sans véritable argument, des controverses profondes et pourtant fort instructives entre des économistes comme Keynes, Marx, Ricardo, Solow, Kaldor, Harrod, Domar. Excusez du peu !
En réalité, Thomas Piketty s’engouffre d’une part dans la réduction généralisée de Marx à une vulgate de la dénonciation de l’opposition entre riches et pauvres (6). Tout le contraire d’une analyse de classe, liée au rôle des travailleurs dans la production et au type de revenus perçus. Tenez-vous bien, il y a des références à Balzac et à Jane Austen ! (oui, mais Balzac sans banquiers ! ce qui est vraiment très fort). D’autre part, au-delà des approximations fort élastiques sur les dates, les chiffres et les statistiques, il s’engouffre dans la brèche de l’ignorance du cycle long par tant d’économistes.
Quid des inégalités ?
Si l’on en croit les statistiques de Piketty sur les inégalités récentes de patrimoine entre les ménages (les statistiques qui semblent les moins sujettes à caution), il semblerait en effet qu’elles se soient accrues durant les dernières décennies.
Mais premièrement, loin de retrouver leur niveau de 1910 et de signaler le triomphe du capital et du rentier, les inégalités de patrimoine restent d’après ses propres chiffres bien inférieures à celles-ci. Pour la France (p. 542), les 1 % de personnes (ou ménages ?) les plus riches auraient certes vu leur part recommencer à croître depuis 1990, mais en passant de 20 % du patrimoine détenu à 25 %, contre un niveau entre 45 % et 60 % de 1810 à 1910 !
Et à nouveau nous avons des courbes à échelle élastique (p. 436). Avec un même pas d’échelle pour décrire les personnes situées entre le centile 90 et le centile 95 du patrimoine, et pour décrire les personnes du dernier millime. Donc 50 fois trop grand ! Quel est le résultat ? C’est qu’au lieu que la courbe des revenus du capital s’envole pour les 50 000 personnes les plus riches en patrimoine (1 millième de 50 millions d’adultes = 50 000), on a une droite régulière. Les cadres moyens et supérieurs salariés (qui font partie des centiles 90 à 95) ou les dirigeants de TPE semblent logés à la même enseigne que les super capitalistes comme Liliane Bettencourt et la famille Peugeot.
C’est d’ailleurs aussi le point sur lequel Kuttner a choisi de concentrer sa critique de Piketty : il range dans un même tout l’accroissement des inégalités et des problèmes de croissance des revenus de tous les salariés après-guerre parce que les salariés supérieurs ont plus crû que les autres, sans insister sur le retournement de l’ensemble du monde salarial à partir des années 1980.
Et de façon cohérente, Th. Piketty nous propose, de façon insidieuse, deux mondes qui traversent le salariat lui-même au lieu d’opposer les détenteurs de grands capitaux dominants au reste de la société du précaire au chercheur, en passant par l’ouvrier, l’infirmière, le prof et l’ingénieur jusqu’à l’intermittent du spectacle (et de montrer éventuellement comment certains hauts salariés sont intoxiqués par la logique du capital et intégrés à sa logique, quand une partie de leur propres revenus viennent de placements financiers). Pourtant les statistiques de l’Insee nous apprennent que 126 grands groupes d’entreprises multinationaux à contrôle français emploient directement 40 % des salariés des entreprises et contrôlent la moitié des profits d’exploitation en France (Insee, 2013).
Que faire ?
Le livre de Piketty a le grand mérite de réintroduire l’exigence de statistiques de longue période, fiables, sur le capital. Et ce n’est pas rien. Mais il le fait avant tout par ses manques et défaillances. Il souligne aussi le rôle décisif de la question du rapport capital/produit. Mais bien évidement à nouveau « en creux » : au rebours d’une stabilité de ce ratio : qu’en est-il de son évolution dans les différents pays ?
Mais, au-delà du diagnostic, se pose la question des alternatives.
La logique interne de l’ouvrage de Piketty montre bien la cohérence comme les limites d’une alternative fondée sur une fiscalité étroitement redistributive et correctrice. Non pas qu’il n’en faudrait pas, ni qu’elle n’a pas besoin d’améliorations fortes. Mais plutôt qu’elle ne fonde pas une alternative de société, ni même une issue à la crise profonde.
À son corps défendant, ses absences, ses failles indiquent où se situent les enjeux majeurs du débat social sur l’économie : la création monétaire et le crédit, la maîtrise de l’utilisation du capital dans les entreprises, une répartition active portant sur le développement des gens et leurs capacités, donc sur les dépenses pour les services publics. À ce stade il est intéressant de noter que la critique la plus pertinente que nous avons lue de cet ouvrage émane d’hétérodoxes qui, comme Gaël Giraud, cherchent dans ce même sens de la création monétaire et de dépassement historique du capital et de sa domination sociale, ou de spécialistes de sciences sociales cherchant à articuler luttes des classes, sociétés et économie de la production.
La question d’un véritable pacte de responsabilité sociale pour les institutions productives que sont les entreprises est aujourd’hui posée dans les faits ! Pour une gauche et des progressistes n’opposant pas demande et offre, répartition et production, sans céder aux illusions du soutien du profit égoïste comme solution des difficultés sociales.
Au rebours, Th. Piketty cherche en conclusion de son ouvrage à attirer le débat dans les ornières du « bon niveau du déficit public », que devrait seulement fixer le débat démocratique. Là l’économie et ses contraintes ont disparu. Il ne traite pas de la question de l’utilisation de la dépense publique – où et pour faire quoi – qu’il s’agisse de la dépense budgétaire issue du produit des impôts, ni encore de la création monétaire que peuvent réguler en dernière instance les puissances publiques à travers les banques centrales, dont la BCE, et au niveau mondial le FMI. Là se situe pourtant à notre sens une « nouvelle frontière » démocratique majeure pour les progressistes : ne séparant pas la délibération sur les objectifs de société, les coûts du capital, les critères techniques d’utilisation des fonds et les pouvoirs des gens eux-mêmes.
Références
– Boyer Robert, « Le capital au 21e siècle », Revue de la régulation, automne 2013.
– Giraud Gaël, « Quelle intelligence du capital pour demain ? Une lecture du Capital au XXIe siècle de Th. Piketty », Miméo, CNRS, École d’Économie de Paris, Centre d’Économie de la Sorbonne, labex REFI, 2 janvier 2014.
– Husson Michel, « Richesse des données, pauvreté de la théorie », Contretemps, février 2014.
– Insee (2013), « Les entreprises en France », collection « Insee-Références », 2013.
– Jacoby Russel, « Thomas Piketty ou le pari d’un capitalisme à visage humain », Le Monde Diplomatique, août 2014.
– Jaxel-Truery Pierre, « Thomas Piketty, pourquoi ses courbes affolent la planète », M. Le magazine, supplément du Monde, 28 juin 2014.
– Kuttner Robert, « What Piketty Leaves out », American Prospect, 2014.
– De Lagasnerie Geoffroy, « Le manifeste inégalitaire de Thomas Piketty », Libération, octobre 2013.
– Piketty Thomas, Le capital au XXIe siècle, Les livres du nouveau Monde, collection dirigée par P. Rosanvallon, éditions du Seuil.
– Piketty Thomas, Zucman Gabriel Capital is Back. Wealth-Income Ratios in Rich Countries, 1700-2010, Data Appendix, Paris School of Economics, décembre, 2013. n
(1) Thomas Piketty pose : α = r.β et β = s/g
Avec des lettres grecques, ça fait plus scientifique… La première équation peut s’écrire P/VA = P/K.K/VA, avec P= profit, VA = valeur ajoutée (donc le PIB) et K = le capital. C’est une décomposition tautologique de P/VA (part des profits dans la VA) : on multiplie et on divise par K, ce qui permet d’obtenir que la part des profits dans la VA est le produit du taux de profit (P/K) et du rapport capital/produit (inverse de l’efficacité du capital ou de l’indice de sa composition organique). Mais cela n’exprime pas une causalité. La seconde équation est bien plus problématique. Elle stipule que le rapport capital/produit (K/Y ou K/VA, nommé β) est égal au rapport entre le taux d’épargne (s) et le taux de croissance de la VA (g). Cela suppose que le taux de croissance de K est égal au taux de croissance de l’épargne, ce qui revient à supposer (1) que l’investissement I est égal à l’épargne S, et met donc de côté le crédit ainsi que la thésaurisation, (2) qu’il n’y a pas d’inflation, ou en tout cas pas d’inflation différente pour le capital et pour les autres biens ! Ennuyeux pour un ouvrage de 970 pages sur les inégalités et la répartition des revenus sur plusieurs siècles… (3) que le renouvellement et l’obsolescence du capital ne comptent pas . Enfin, last but not least, K/Y est supposé constant
! Pas de crise d’efficacité ! Même R. Boyer est gêné par cette façon de postuler la stabilité du rapport capital-produit.
(2) Ceci, avant l’accord de la famille Peugeot et de l’État Français avec l’État chinois et DongFeng, dans lequel chacun va détenir 0,8 milliard d’euros.
(3) Par une dévalorisation des autres capitaux, ne recevant pas leur taux de profit « normal ».
(4) C’est d’ailleurs ce qu’ont tout de suite remarqué les financiers anglais du Financial Times, orfèvres en matière de chiffres… : « Dans ses feuilles de calcul, [...], il y a des erreurs de transcription à partir des sources originales et des formules incorrectes [...] Il apparaît également que certaines données sont sélectionnées ou construites sans source originale ». La réponse de l’auteur est largement insuffisante : « les données qu’on a sur les patrimoines sont imparfaites mais d’autres comme les déclarations de succession sont plus fiables. Je fais cela en toute transparence. Je mets tout en ligne » (cité par Le Monde du 25 mai 2014).
(5) Par exemple : pour le XIXe siècle : « nous partons des patrimoines au décès, mais nous repondérons chaque observation en fonction du nombre de personnes vivantes au sein de cette classe d’âge au cours de l’année considérée ». Ou encore, pour avant 1700 « j’ai retenu un rendement pur [du capital] de 4,5 % » (p. 562), « Pour le XXIe siècle j’ai supposé que la valeur observée au cours de la période 1990-2010 [...] allait se prolonger mais tout cela est bien sûr incertain [...] il existe des forces poussant vers une diminution de ce rendement, et d’autres allant dans la direction de son augmentation » (p. 562-563). Il faut savoir : soit c’est incertain et alors il ne faut pas tirer des conclusions aussi tranchées, soit c’est certain et il faut alors le montrer vraiment ! Souvent un taux observé ponctuellement sert à prolonger toute une courbe sur plusieurs années. Encore une fois, cela ne serait pas illégitime, si précisément ces hypothèses n’étaient pas ensuite commentées comme des résultats en tant que tels.
(6) Aussi, N. Baverez peut dénoncer chez Piketty un « marxisme de sous-préfecture » (Le Nouvel Observateur, mai 2014).